Les grands centres de l'émigration russe blanche

Contraints à l'exil, les Russes blancs se regroupent dans plusieurs villes au gré des évolutions géopolitiques, des secousses économiques et des aléas des politiques d’accueil caractérisant l’entre-deux guerres.

Constantinople, première escale

Occupée par les forces alliées (France, Angleterre, Italie) depuis la fin de la Première Guerre mondiale, Constantinople devient un refuge pour de nombreux réfugiés russes fuyant l'avancée des bolchéviques. Dès les premières évacuations massives de civils et de militaires, la ville voit sa population augmenter de manière significative. En novembre 1920, le départ final des troupes du général Wrangel de Crimée marque le point culminant de la présence russe à Constantinople. Environ 146 000 civils et militaires rejoignent les milliers de réfugiés déjà présents dans la ville, avec les militaires répartis entre la péninsule de Gallipoli et l'île de Lemnos, et les civils installés dans des camps de fortune en ville et aux alentours (notamment sur les îles des Princes). La flotte militaire russe et ses équipages sont transférés à Bizerte (sous protectorat français) dès décembre 1920, tandis que les camps militaires sont progressivement déplacés vers les Balkans au cours du second semestre de 1921. Pour les réfugiés civils, la vie devient une question de survie au quotidien, mais heureusement, les organisations internationales et les œuvres de charité apportent une aide précieuse aux plus démunis, aux malades et aux blessés. Cependant, avec l'avènement du kémalisme, l'évacuation des réfugiés civils devient une priorité urgente. Ainsi, Constantinople se vide peu à peu de la présence russe qui a laissé une empreinte indélébile en contribuant à moderniser les coutumes conservatrices de l'ancienne capitale de l'Empire ottoman.

Belgrade, capitale régionale des Balkans

Grâce à l'initiative du futur roi Alexandre Ier, ancien élève du corps des Pages à Saint-Pétersbourg, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (Yougoslavie) accueille généreusement les Russes blancs, notamment à Sremski Karlovci, où se retrouvent l'état-major du général Wrangel ainsi que le synode d’évêques dirigeant alors l’église orthodoxe russe hors-frontières. Belgrade attire 10 000 émigrés russes instruits et multilingues, stimulés par des mesures d'emploi favorables et la reconnaissance de leurs diplômes. La ville devient un foyer culturel et intellectuel dynamique, centré autour de la Maison Russe tsar Nicolas II. Reconstruite en partie par des architectes russes émigrés, Belgrade voit son paysage urbain transformé. Durant l'entre-deux-guerres, la présence russe contribue à la renaissance culturelle, intellectuelle et économique de Belgrade, mais l'arrivée de l'Armée rouge en 1944 marque la fin de cette période faste. Certains Russes blancs fuient vers l'Ouest, tandis que d'autres choisissent de rester en Yougoslavie après avoir obtenu la nationalité.

Berlin, premier centre de l'émigration russe blanche

De 1919 à 1923, Berlin devient un lieu de refuge majeur pour les émigrés russes, attirant plus d'un demi-million de personnes à l'automne 1920. Cette migration massive s'explique par la proximité géographique, la facilité d'obtention de visas et le coût de la vie abordable. Les émigrés se regroupent principalement dans la banlieue Sud-ouest de la ville, où une vie culturelle riche et dynamique s'épanouit. Berlin accueille deux groupes distincts : la haute société et l'intelligentsia russe, en particulier les intellectuels expulsés par les Soviétiques en 1922. La ville devient un creuset d'idées, réunissant à la fois des opposants farouches au bolchevisme et des représentants de l'avant-garde artistique soviétique. Les écrivains russes se retrouvent dans les cafés pour des débats littéraires et des lectures de poésie. Entre 1920 et 1924, Berlin se positionne comme le principal centre d'édition de livres et de journaux russes, mais l'inflation de 1923 entraîne la fermeture de nombreuses maisons d'édition, poussant de nombreux émigrés à chercher d'autres horizons. L'ascension du national-socialisme à la fin des années 1920 pousse également bon nombre d'émigrés à quitter l'Allemagne, ne laissant que moins de 100 000 émigrés russes en 1930.

Prague, centre de la vie intellectuelle

Sous la présidence du président tchécoslovaque Thomas Masaryk, la Tchécoslovaquie devient un lieu d'accueil privilégié pour les étudiants et universitaires russes dans les années 1920. À travers un programme nommé "Action d'aide aux Russes", le gouvernement tchèque investit dans la formation de la jeunesse intellectuelle russe, pariant sur le fait qu'ils se souviendront de leur terre d'accueil temporaire lorsqu'ils auront la possibilité de reconstruire une Russie expurgée des bolchéviques. Cette initiative soutient financièrement des établissements éducatifs et accorde de nombreuses bourses à des étudiants russes, permettant à plus de 3 500 d'entre eux d'obtenir un diplôme universitaire. Des instituts de recherche spécialisés dans l'étude de la Russie sont également financés, notamment la création des "Archives historiques russes à l'étranger" à Prague. Cependant, à partir de 1925, face à la persistance du régime bolchévique, le soutien tchèque à l'émigration russe diminue progressivement, entraînant la fin de l'"Action d'aide aux Russes". Les difficultés économiques et les nouvelles lois sur l'emploi découragent de nombreux émigrés russes, provoquant une diminution significative de leur présence dans le pays. Le rapprochement entre l'Union soviétique et la Tchécoslovaquie en 1935 marginalise davantage les émigrés russes, dont la présence devient simplement tolérée.

Paris, capitale de la Russie hors-frontières

Depuis la visite historique de Pierre le Grand en 1717, Paris a toujours exercé une attraction particulière sur les Russes. Les années de la Belle Époque ont vu l'apogée de cette relation, symbolisée par la visite triomphale du tsar Nicolas II en 1896 durant laquelle il pose la première pierre du pont Alexandre III. Avant même la Première Guerre mondiale, Paris était déjà un foyer pour une communauté russe diversifiée, des artistes aux intellectuels, et les célèbres Ballets russes de Diaghileff éblouissaient le Tout Paris. Dès le début de la Révolution, des membres de la haute société russe rejoignent Paris pour laisser passer l'orage. Ils sont rejoints, vers 1923-1924, par de nombreux intellectuels russes fuyant les difficultés économiques de Berlin et par d’anciens militaires des Armées blanches provenant de Yougoslavie et de Bulgarie. Avec près de 45 000 Russes installés dans la ville et sa banlieue en 1926, Paris devient alors la capitale politique et culturelle d'une Russie hors-frontières dynamique et culturellement riche, symbolisée par des figures comme Ivan Bounine, lauréat du prix Nobel de littérature en 1933. Des milliers de réfugiés russes trouvent du travail dans les usines Renault et Citroën de Boulogne-Billancourt, tandis que d'autres deviennent chauffeurs de taxis, dont le mythe persiste encore aujourd’hui. La cathédrale Saint-Alexandre-Nevski, dans la rue Daru, devient le centre spirituel des réfugiés russes en quête de réconfort. Cependant, la Seconde Guerre mondiale bouleverse cette dynamique, et Paris perd son statut de capitale de la Russie hors-frontières au profit de New York.

Harbin et Shanghai, petites Russies d’Extrême-Orient

En 1896, la Chine octroie à la Russie une extraterritorialité en Mandchourie pour la construction du Chemin de fer de la Chine orientale (KVGD) dont le siège administratif s'établit à Harbin, qui devient une véritable enclave russe où la population quintuple en vingt ans. Pendant la guerre civile, Harbin accueille un afflux de réfugiés, mais après les accords sino-soviétiques de 1924, de nombreux Russes blancs quittent la ville pour échapper aux bolchéviques, entraînant un déclin démographique. L'occupation japonaise de la Mandchourie à partir de 1932 et la vente du KVGD aux Japonais en 1935 précipitent ce déclin, réduisant significativement la présence russe blanche de Harbin. Certains se dirigent vers Shanghai où une "petite Russie" émerge dans la concession française. L'occupation japonaise de Shanghai en 1937 crée de nouveaux défis pour la communauté russe blanche. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Russes sont arrêtés par les Soviétiques pour collaboration avec les Japonais, tandis que d'autres retournent volontairement en Russie. Ceux qui restent sont déplacés aux Philippines par l'Organisation Internationale des Réfugiés (OIR) lors de l'arrivée des communistes au pouvoir en Chine en 1949. Ils émigrent ensuite en Australie, aux Etats-Unis, au Canada ou en Amérique du Sud.


>>> Plus de détails dans le premier volume Contexte d'un exil forcé.


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Les vagues d'émigration russe